PRESSE - Journalisme et journalistes

PRESSE - Journalisme et journalistes
PRESSE - Journalisme et journalistes

La transparence n’est certes pas la vertu première du milieu journalistique, même si une certaine volonté d’ouverture peut être portée au crédit de nombre de ses représentants. Il est vrai que les spécialistes et les chercheurs ne sont pas exempts de tout reproche en la matière puisque les études et les enquêtes sur ce corps professionnel demeurent pour l’instant clairsemées, voire fragmentaires. On se heurte d’abord à un problème de définition et de délimitation: le journalisme s’apparente-t-il dans notre pays à un simple métier ou à une authentique profession? L’imprécision et la perméabilité des frontières conduisent, semble-t-il, à révoquer en doute l’existence d’une profession clairement établie. Par ailleurs, l’image des journalistes eux-mêmes, telle qu’elle transparaît à travers le discours des intéressés ou du grand public à leur égard, témoigne de la persistance d’un fossé entre la représentation idéalisée et l’exercice véritable de leur activité ou encore entre les mythes et la réalité. Les journalistes sont de plus confrontés à maints écueils ou chausse-trapes: les pressions externes et internes, la parcellisation de leur tâche, la multiplicité de leurs rôles ou les contraintes de leur environnement. Leur métier consiste à naviguer entre les récifs de la complaisance et les tourbillons du vedettariat. En outre, devant l’essor de l’informatisation, l’apparition de nouveaux médias, l’emprise des multinationales de l’audiovisuel, on est en droit de s’interroger sur le bien-fondé de la spécificité de la notion de journaliste; peut-être convient-il, en fait, de déplacer le débat vers une conception plus élargie, celle d’un «médiateur» ou d’un «communicateur» subissant les assauts conjugués des industries culturelles en général et du milieu intellectuel en particulier.

1. Représentation

Ambiguïtés

Question sacrilège: le journalisme existe-t-il vraiment? La définition de cette notion se heurte dès le départ à une contradiction ou à tout le moins à une ambiguïté concernant l’identité collective de la profession que la représentation commune du journaliste, perçu comme «flâneur salarié», illustre avec une certaine part de vérité. Assujetti à une organisation, à une entreprise de presse, et revendiquant dans le même temps une totale autonomie de pensée, d’expression, le journaliste est constamment tiré à hue et à dia entre deux types d’attitudes: l’observation, d’un côté, des règles organisationnelles; le respect, de l’autre, des normes professionnelles. Toute approche du journalisme s’apparente donc à une sorte de discours syncrétique intégrant dans sa formulation aussi bien les contraintes inhérentes au salariat que les libertés propres à l’exercice du magistère de l’information. Un rapide coup d’œil rétrospectif sur les tergiversations qui ont accompagné la reconnaissance officielle de la profession témoignera aisément des difficultés auxquelles se sont heurtés les gens de presse lors de leur tentative d’unification et d’organisation de cette dernière.

Sans entrer dans le détail, on peut affirmer que, jusqu’à nos jours, le journalisme en France n’est jamais parvenu à s’instituer en tant que véritable profession au sens d’une occupation reconnue, soumise à une autodétermination et à un contrôle des pairs au moyen d’une déontologie rigoureuse. Pour éclairer ce constat, il suffit d’évoquer les différents modèles de référence auxquels les journalistes ont tenté de s’identifier depuis environ un siècle. Ils n’ont, en fait, jamais cessé d’osciller entre plusieurs représentations de leur métier, le concevant tantôt comme un art, tantôt comme une technique. À la fin du siècle dernier, le journalisme apparaissait comme un refuge (pour écrivains en mal de public ou de notoriété), un tremplin (pour l’obtention de futures sinécures fournies par l’État), une sorte d’antichambre de la gloire ou de la respectabilité – rarement comme une activité noble et estimée. Les journalistes ont eu recours, dès cette époque, à des exemples prestigieux, ceux de l’écrivain et du créateur, pour caractériser leur activité. L’arbitraire du recrutement et des salaires, les caprices des patrons de presse, l’individualisme farouche des intéressés: autant de freins aux ébauches de revendications collectives qui restèrent d’ailleurs confinées aux intérêts catégoriels.

La guerre de 1914-1918 va modifier cet état d’esprit, renouveler le personnel et conduire à une mutation des échelles de valeur. La profession s’organise: le 10 mars 1918 est créé le Syndicat des journalistes, dont l’objectif consistera à faire reconnaître socialement la dignité de ce métier, à distinguer le professionnel de l’écriture de l’amateur éclairé, à concilier tant bien que mal le salariat et la condition libérale. À ce titre, on puisera les modèles dans le stock de symboles véhiculés par les professions libérales comme celles de médecin ou d’avocat, qui sont des confréries d’experts. À la suite de multiples péripéties et de nombreuses manœuvres dilatoires de la part du patronat, les journalistes se tourneront vers les pouvoirs publics qui accéléreront le processus conduisant à la reconnaissance officielle du statut de journaliste professionnel par l’intermédiaire de la fameuse loi du 29 mars 1935 (remaniée en 1974). L’instauration de la «clause de conscience» entérinera, quant à elle, l’apparente spécificité du journaliste en le définissant «comme un salarié différent des autres, témoignant et jugeant par lui-même, non par délégation» (B. Voyenne).

Peu avant la Seconde Guerre mondiale surgira une dernière figure de référence, celle de l’intellectuel envisagé sous le double aspect de l’expert et du créateur, doté d’une réelle indépendance de pensée, à l’image du savant, de l’artiste ou du chercheur. Les tentatives successives pour définir une déontologie rigoureuse qui ont marqué, pour leur part, les années de l’après-guerre, seront plus ou moins vouées à l’échec en raison notamment de la division des syndicats eux-mêmes: les membres de la profession iront à cet égard de désenchantements en désillusions. En définitive, les journalistes français se sont continuellement évertués à exprimer leur originalité en cherchant à se confondre avec des modèles périphériques incarnant avant tout l’autonomie aussi bien pécuniaire qu’intellectuelle. Tour à tour, l’écrivain, l’avocat ou le médecin, l’artiste ou le savant ont servi de pôle d’attraction pour fonder leur légitimité professionnelle; attraction qui n’est pas sans conséquences sur leur discours actuel.

Image

Les propos que les journalistes tiennent sur leur propre activité sont sans nul doute révélateurs de l’ambiguïté de leur condition dans la mesure où la représentation professionnelle s’ordonne aujourd’hui encore autour d’une double polarité: ils allèguent tout d’abord une compétence particulière, celle de l’expert, du spécialiste disposant d’un savoir; puis celle du vulgarisateur, dispensateur d’un savoir-faire, d’une technique distinctive, ce qui les fait apparaître comme d’authentiques professionnels de l’information pour qui le journalisme, suivant une formule de F. Balle, est vécu «comme une communauté de qualification». Cette rhétorique professionnaliste leur permet d’asseoir davantage leur position au sein du groupe de presse qui les emploie; toutefois, parallèlement à cette quête d’identité personnelle, ils entreprennent également d’imposer une identité collective en proclamant leur affiliation à une profession et en invoquant leur responsabilité. Ainsi le culte de l’indépendance qui caractérise, d’après J.-G. Padioleau, les journalistes du Monde traduit en même temps une volonté de magistère (compétence, rectitude, rigueur, etc.) et d’instruction journalistique. Simultanément métier et vocation, le journalisme français est considéré par les intéressés comme une profession dont il s’agit d’exalter la mission.

On a pu montrer, par ailleurs, que l’identité sociale de l’élite des journalistes reposait sur quatre perceptions de rôle: le professionnel est décrit comme un médiateur (courroie de transmission), un ordonnateur (sélectionneur de l’information), un pédagogue (traducteur de la réalité) et un commentateur (fournisseur d’un point de vue). Le journalisme ressemble à une espèce d’université permanente ou d’ascèse dans l’écriture qui s’inscrit dans une forme de vie intellectuelle originale. Exaltation vertueuse? Illusion dangereuse? Peu importe, à la limite, puisque cet idéal continue de s’alimenter aux sources du pôle intellectuel, celui qui bénéficie, en France tout au moins, de la plus grande légitimité sociale.

Si on se place d’un autre point de vue et qu’on interroge le public lui-même sur l’image des journalistes dans notre société, on s’aperçoit de l’existence d’une véritable mythologie entretenue par l’imagination collective. Certes la représentation sociale des membres de la profession a constamment balancé entre la fascination et le rejet, qui trouvaient leur fondement dans certains clichés tels que celui du héros aventureux ou celui du voyeur blasé. Certes le public a tendance à les percevoir d’après l’image du grand reporter ou du rédacteur à demi-spécialisé, de sorte que les journalistes les plus célèbres ne sont pas toujours les plus représentatifs de la profession. Mais, surtout, les médias eux-mêmes et la télévision en particulier braquent leurs projecteurs sur les stars de l’information en raison d’une personnalisation effrénée. Fondée sur la séduction, celle-ci valorise, selon F. Tristani-Potteaux, l’autopromotion, le règne de l’affectif au détriment de la rigueur, si bien que le téléspectateur, notamment, projette son imaginaire dans la star qui unit les vertus de l’individualité et de l’archétype. L’écart entre le mythe et la réalité va croissant et l’illusion semble complète: entre l’idéalisation rayonnante de quelques-uns et l’ignorance aveugle des sans-grade, c’est-à-dire du plus grand nombre, il n’y a guère de place pour une vision fidèle de la profession.

Peut-on alors mesurer la crédibilité dont jouissent les journalistes auprès du lectorat ou de l’audience? Deux sondages publiés à dix ans d’intervalle (1975, Sofres/Le Nouvel Observateur ; 1985, C.F.P.J./Télérama ) révèlent que l’image générale des journalistes semble s’améliorer dans l’esprit du public: on les considère comme sérieux (1975: 64 p. 100; 1985: 74 p. 100), courageux (1975: 76 p. 100; 1985: 88 p. 100), honnêtes (1975: 55 p. 100; 1985: 72 p. 100). Seule leur indépendance ne trouve pas grâce auprès des personnes interrogées puisque, en 1975, 43 p. 100 d’entre elles répondaient affirmativement à la question: «Croyez-vous qu’ils sont indépendants, c’est-à-dire qu’ils résistent aux pressions des partis, du pouvoir ou de l’argent?», et que, en 1985, elles ne sont plus que 28 p. 100. Impression donc globalement positive à l’exception de cette réputation de courtisan qui s’expliquerait d’ailleurs par la conjoncture particulière du moment. La séduction qu’exercent certaines personnalités des médias audiovisuels n’est certainement pas étrangère aux bons résultats d’ensemble enregistrés. L’analyse de l’imaginaire collectif confirme en tout cas que les stéréotypes ont la vie dure.

2. Réalité

Profil

Bien qu’incomplète, une étude de 1984 donne une photographie assez nette du milieu des journalistes. Elle a été effectuée auprès d’une population en constante progression: on comptait environ 13 600 journalistes en 1975, 21 700 en 1985. La profession continue donc de recruter invariablement bien qu’elle soit désormais touchée elle aussi par la crise et le chômage, les phénomènes de concentration, de disparition ou de rachat de titres. L’enquête menée par la Commission de la carte des journalistes en 1982, traitée par le Centre d’étude d’opinion (C.E.O.), a permis de recueillir 46 p. 100 de réponses auprès de la population concernée et offre un instantané de la profession en 1984 (Presse-Actualité ).

Premier constat: la profession se féminise progressivement puisque les femmes représentent à cette date un quart des effectifs (25,2 p. 100 très exactement au lieu de 16,3 p. 100 en 1967; 18,9 p. 100 en 1971) et la tranche d’âge entre 30 et 45 ans semble devenir majoritaire (53 p. 100 de la profession). Métier à hauts risques et à grande instabilité (la mobilité intraprofessionnelle est importante), le journalisme ne favorise guère la vie familiale: si 61,2 p. 100 de ses représentants sont mariés, le pourcentage de célibataires, veufs et divorcés avoisine les 38 p. 100 de la population.

Deuxième point: le recrutement social demeure relativement élitiste, confirmant ainsi que le milieu d’origine des journalistes entre pour une bonne part dans l’accomplissement de leur trajectoire ultérieure. C’est ainsi que 2,8 p. 100 ont un père agriculteur et 6,3 p. 100 un père ouvrier, 20 p. 100 un père membre d’une profession libérale ou cadre supérieur. Seulement 7,3 p. 100 sont filles ou fils de journaliste.

Troisième leçon qui se dégage de cette enquête: l’élévation du niveau scolaire et universitaire paraît générale. Même si la diversité des voies d’accès et des itinéraires semble encore de mise, il n’en reste pas moins vrai que le diplôme joue un rôle de plus en plus grand: 66,2 p. 100 ont suivi des études supérieures; 15,1 p. 100 des études secondaires; 17,9 p. 100 des études primaires (0,8 p. 100 sans réponse). Les filières choisies sont majoritairement liées aux spécialités enseignées dans les facultés de lettres et de droit (41,8 p. 100) et très secondairement aux études de journalisme (10 p. 100).

Quatrième enseignement: si l’on observe une nette prépondérance de la région parisienne en ce qui concerne la localisation (57,9 p. 100 des journalistes y exercent leur métier et 55,2 p. 100 y habitent), on ne décèle pas en revanche l’existence d’une véritable structure pyramidale, si l’on prend en compte la qualification. Les rédacteurs en chef et rédacteurs en chef adjoints représentent en effet 12,8 p. 100 de la population, ce qui est considérable; les rédacteurs, rewriters et traducteurs 24,4 p. 100; les secrétaires de rédaction 10,4 p. 100. Inflation des titres, sur-représentation des hauts responsables: autant de singularités qui expliquent en partie les querelles de préséance et les rivalités intestines dans certains grands médias.

Dernier résultat révélateur: les salaires se situent majoritairement dans une fourchette équivalente à celle qui prévaut chez les cadres moyens (51,3 p. 100) alors qu’une petite minorité (14,1 p. 100) atteint des revenus qui égalent ou dépassent ceux des cadres supérieurs.

Au total, la profession se caractérise par la permanence d’une certaine inégalité sociale (démocratisation lente, hiérarchie forte), une ouverture mesurée (féminisation graduelle) et une forme d’«embourgeoisement» (élévation du niveau des études, salaires de cadres moyens). Elle combine un ensemble de tendances paradoxales, partagée qu’elle est entre les sirènes du dilettantisme aristocratique et la sécurité du conformisme routinier. Ni paladin des temps modernes ni rond-de-cuir, mais à la jonction des deux profils: tel paraît être le sort du journaliste contemporain.

Compétence

Quoi de commun entre tous ceux qui se proclament dès lors journalistes? Les disparités de fonctions et de qualifications sont telles qu’il faudrait en dresser un catalogue particulier selon les types de médias, la périodicité du journal, les étapes d’élaboration du produit, etc. Seul, a priori, le statut de journaliste en tant que tel assure une certaine cohésion à cette société bigarrée. Ainsi que le souligne B. Voyenne, «mieux vaut parler, et de plus en plus, de journalisme au pluriel qu’au singulier».

À cette atomisation des tâches vient s’ajouter une sorte de superposition des rôles propres à chaque journaliste: celui-ci cumule souvent plusieurs d’entre eux parce qu’il doit collecter l’information, prendre des décisions d’ordre bureaucratique, rédiger ses articles, selon les moments. L’originalité du journalisme se résume donc à la manière dont la division du travail s’articule avec le faisceau de rôles qui associe l’activité des «gatherers» et des «processors» (J. Tunstall), ceux qui sont engagés dans un processus non routinier et ceux qui sont tournés vers une tâche répétitive. Pour analyser le comportement des journalistes dans leur travail quotidien, il est par conséquent nécessaire d’évaluer l’influence respective de leurs partenaires et de leurs interlocuteurs qui fonde en quelque sorte leur légitimité. Car ils ne sauraient à eux tout seuls disposer de l’autorité professionnelle qui dépend en partie des attentes respectives et également des rapports de force existants.

Les stratégies de reconnaissance sociale déterminent fortement leur compétence, et par suite leur notoriété: elles reposent sur la distinction entre la recherche d’une légitimité externe et d’une légitimité interne. L’analyse conduite à propos de l’élite de la profession a permis d’assimiler le journaliste, dans le premier cas, à un quêteur d’informations, visant à se constituer un solide carnet d’adresses auprès de la classe dirigeante qui lui assure en retour une certaine légitimité; puis à un diffuseur de messages dont le prestige relève aussi de l’approbation fournie par le public. Dans le second cas de figure, le journaliste se définit comme un collègue parmi un groupe de pairs, un confrère parmi d’autres, soumis à leurs jugements et enfin comme un gestionnaire qui doit affirmer son autorité au sein de la rédaction elle-même. Le poids de ces multiples influences change non seulement en fonction du capital culturel et social de chaque individu, mais surtout en fonction de l’équidistance que ce dernier est susceptible de préserver à l’égard d’un environnement, plus ou moins contraignant, constitué par les informateurs, le public, les confrères, les supérieurs hiérarchiques ou les propriétaires. Les hauts responsables français font ainsi preuve d’une certaine conformité de pensée et de mode de vie, proche de celle de la classe dirigeante dans ses grandes lignes.

Pratiques

L’incapacité de la profession à se définir n’est pas sans conséquence: elle influe sur les pratiques journalistiques elles-mêmes. Que l’on songe, par exemple, au fossé qui sépare depuis fort longtemps le journalisme français du journalisme américain. De l’autre côté de l’Atlantique, la profession s’est dotée de nombreuses écoles de journalisme, a édicté des règles détaillées et a élevé le reportage, l’enquête, au rang de véritable institution avec ses procédures bien établies. En France, au contraire, le journalisme n’a cessé d’osciller entre la chronique et le compte rendu en raison notamment (mais non pas exclusivement) des idéaux cosmopolites déjà évoqués et de l’«esprit littéraire» que Tocqueville avait défini en son temps.

À l’inverse du pragmatisme américain, les journalistes de notre pays préfèrent la magie du verbe aux leçons du réel et privilégient, parfois à leur corps défendant, l’interprétation personnelle au détriment des faits eux-mêmes. Dans la mesure où leur compétence résulte souvent de l’influence des milieux externes proches du pôle intellectuel, le phénomène s’en trouve amplifié. La fascination des hommes de presse français pour le journalisme d’investigation américain a donc connu, ces derniers temps, des périodes de crue et d’étiage dont les répercussions se mesurent à l’aune de certains changements récents. L’expérience d’une nouvelle forme de presse fondée à l’origine sur le culte du reportage (Actuel , Libération ), le passage d’une télévision d’enquête à une télévision d’examen (H. Brusini et F. James) montrent que la contestation réciproque des deux modèles est loin de s’apaiser.

Même si l’on a pu déterminer que les pratiques journalistiques aux États-Unis se coloraient de plus en plus d’une teinte pluraliste et que les valeurs en usage reposaient dorénavant sur une espèce d’équivalence entre le journalisme d’investigation ou d’interprétation et le journalisme de dissémination ou de diffusion (D. H. Weaver et G. C. Wilhoit), il n’en reste pas moins évident que nombre de journalistes français continuent à avoir l’œil rivé sur l’exemple venu d’outre-Atlantique. Autrement dit, la figure déjà ancienne du gate-keeper journalist (le gardien de la porte, sélectionnant les messages, séparant les faits du commentaire), et celle de l’advocate journalist (le journaliste avocat, prenant parti), selon la distinction de M. Janowitz, continuent à nourrir le débat sur la fortune ou l’infortune du journalisme exercé en France. On ne peut donc que déplorer la rareté des études menées dans notre pays autour des pratiques professionnelles ou encore des procédures de vie collective (comme les formes de syndicalisation ou le développement plus ou moins réussi de sociétés de rédacteurs).

3. Défis

Indépendance

Face à l’État, aux groupes de pression en tous genres, les journalistes disposent d’une marge de manœuvre étroite et les exemples abondent (S. Bauman et A. Ecouves), en France particulièrement, de tentatives de manipulations à peine déguisées: conseils éclairés de tel homme politique; arrestation de journalistes pour détention ou rétention d’informations particulières; admonestations vigoureuses de certains lobbies mécontents de leur travail, etc. Nul doute que le contexte propre à la France (centralisation administrative autour de la capitale) n’est pas étranger aux relations pour le moins conflictuelles entre les milieux autorisés et les journalistes. Souvent considérés comme des faire-valoir ou de simples courroies de transmission, ces derniers éprouvent bien des difficultés à préserver leur indépendance et à éviter les suspicions qui pèsent régulièrement sur eux. Il suffit, pour s’en convaincre, de rappeler les rapports mouvementés de la télévision française et des hommes politiques (J. L. Missika et D. Wolton), la valse souvent esquissée des nominations et des «mises au placard» dans l’audiovisuel, pour mettre le doigt sur la pierre d’achoppement du système, et ce, malgré la création de la Haute Autorité, remplacée ensuite par la Commission nationale de la communication et des libertés (C.N.C.L.), puis par le Conseil supérieur de l’audiovisuel (C.S.A.).

Les regards se tournent de surcroît vers les nouveaux propriétaires des groupes de presse multimédias qui, à la suite des bouleversements technologiques en cours, assurent la mainmise sur le paysage audiovisuel et sur la presse écrite. L’essor des radios libres, puis des télévisions privées, de la télévision par câble et bientôt par satellite, conduit à poser les problèmes de l’information en termes transnationaux et, par voie de conséquence, à apprécier l’indépendance des journalistes en fonction de ces nouvelles «industries de l’imaginaire» (P. Flichy). Devant l’abolition des frontières, les risques de standardisation des messages, les retournements d’alliances, les journalistes sont en proie à un tourbillon de sollicitations contradictoires. Les liens entre patrons de presse et journalistes sont à intégrer dans ce changement d’échelle et à redéfinir à partir d’un modèle d’analyse élargi: celui, selon A. et M. Mattelart, des rapports entre intellectuels et culture médiatique.

Indépendance, autonomie, liberté: quel que soit le mode selon lequel on conjugue cette situation inédite, on retombe inévitablement dans l’ornière des polémiques qui ont trait aux nouveaux médias et à l’extension de l’informatique. L’introduction des écrans de visualisation, des consoles d’ordinateurs dans les salles de rédaction, l’apparition de banques de données obligent elles aussi à repenser le métier, de plus en plus associé au travail de documentation, aux techniques d’expression par l’électronique. Pour éviter que le journaliste ne soit supplanté par les «techniciens» (informaticiens, gestionnaires, ou autres), il semble souhaitable de redéfinir son statut en termes d’adaptation et de différenciation. À l’opposé de la spécialisation à tout crin, il convient, selon J. L. Lepigeon et D. Wolton, de réaffirmer la prééminence du généraliste d’autant que l’information se fait désormais connaissance avant d’être événement: «Autrement dit, les journalistes ont à éviter un double écueil. Le premier, par une conception apparemment radicale, viserait à nier la spécificité du travail journalistique soit au titre qu’il s’agit d’un regard parmi d’autres, soit au titre qu’il ne s’agit que d’un aspect du processus informationnel. Le deuxième, par complexe ou conception étroite, viserait à déqualifier l’information presse, celle-ci devenant le S.M.I.C. de l’information.» Tel est le défi auquel les journalistes se trouvent confrontés: ils doivent nettement marquer les limites de leur domaine et consolider l’unité de leur tâche journalière sous peine d’éclatement ou d’évanescence.

Diaspora

Le journalisme actuel est, en fin de compte, sur la voie d’une dispersion à certains égards redoutable: perméabilité des frontières, recherche de modèles périphériques, culte du vedettariat, concurrence de nouveaux métiers aux confins de la profession, etc. Autant de raisons pour que le phénomène d’évasion hors du champ journalistique s’accélère et que le journalisme soit dorénavant perçu, à l’intérieur comme à l’extérieur, à travers ceux qui ont envie d’en sortir. Ce mouvement de translation inhérent à la condition sociale des gens de presse en France se trouve en outre relayé et exacerbé par les modifications dont les sphères universitaires et intellectuelles ont été l’objet depuis quelques années.

En raison, en particulier, de la démultiplication des sources de reconnaissance et de la crise des humanités classiques, les diagnostics les plus variés se sont succédé au chevet du système moribond: règne de la médiocratie (R. Debray), du bricolage idéologique (F. Bourricaud), des intellocrates (P. Hamon et H. Rotman), des intellectuels intermédiaires (P. Bourdieu), etc. Toutes ces analyses, en dépit de leurs divergences, s’accordent toutefois à mettre l’accent sur trois types de conséquences qui en découlent pour les journalistes:

– ces derniers ont plus ou moins intérêt à voir s’affaiblir les délimitations déjà floues de la profession s’ils aspirent à une légitimation intellectuelle; un coup de projecteur sur les listes de best-sellers ou les ouvrages en vogue suffirait à prouver l’étroite imbrication des journalistes et des intellectuels ou encore des journalistes et des écrivains, ce qui annule totalement les distinctions existantes déjà bien minces;

– ce processus favorise le cumul des positions et des revenus: le prestige acquis dans les médias ouvre aux journalistes des portes jusqu’alors relativement fermées, si bien que certains se retrouvent aujourd’hui tout à la fois éditorialiste de presse écrite, chroniqueur d’audiovisuel, et directeur de collection chez un éditeur;

– ce système facilite la promotion d’une presse de survol qui culmine dans les comptes rendus superficiels ou les essais hâtifs; l’imposture n’est pas loin, puisque l’effet médiatique l’emporte sur la valeur intrinsèque du produit.

Faut-il alors se résigner au confusionnisme ambiant, à ne voir dans la dégradation de la production culturelle que les seuls méfaits de l’emprise des «médiateurs»? Ou, au contraire, se féliciter de l’abaissement des barrières techniques, professionnelles et intellectuelles? Les controverses qui agitent présentement la scène culturelle française à ce sujet laissent transparaître en tout cas les enjeux du débat: la coexistence douloureuse de deux logiques antagonistes, mais non inconciliables: celle de la connaissance et celle de la communication. Que cela indispose ou indiffère, la conclusion s’impose d’elle-même: le journaliste, non content d’être témoin, est devenu créateur d’événements.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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